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La Pépinière

Qui se souvient, à Yvetot, de la Pépinière, cette longue coulée de jardins potagers, traversée par un sentier qui reliait la rue du Champ de Courses à la rue du Clos des Parts ? Depuis celle-ci, on y accédait par un raidillon creusé en escalier avec des pierres inégales posées de guingois. En haut, sur le fossé délimitant la Pépinière côté rue, s’élevaient des hêtres immenses qui me remplissaient de frayeur les jours de grand vent. Le café-épicerie de mes parents était en effet situé juste en face du raidillon, de la fenêtre de leur chambre, à l’étage, je voyais toute l’étendue des jardins.

Ils étaient la propriété de deux vieilles demoiselles du nom de Valentin. Elles les louaient à des familles du quartier pour une somme considérée sans doute comme raisonnable, eu égard à l’immense avantage de récolter des légumes frais. Avoir un jardin dans la Pépinière était un privilège convoité. Du mois de mars au mois de novembre, le soir après le travail, le samedi après-midi et le dimanche, les hommes arrivaient avec la bêche ou le louchet sur l’épaule, rejoignaient leur parcelle, bien délimitée, séparée de la voisine par une allée ou une haie basse. Les épouses ou les enfants passaient avec le chien, tenir compagnie un moment, apporter la collation, cueillir les haricots et les fraises, ramasser les pommes de terre. Je me souviens des F., un couple dont la femme, robuste, abattait plus de travail que son homme. L’été ils amenaient leur chatte avec eux et de quoi se rafraîchir, en l’espèce des litres de vin, ce qui envenimait leurs rapports. Les insultes fusaient, la sienne à lui était « vieuille treuille » autrement dit « vieille truie ». Mais leur jardin était « bien tenu », ce qui rachetait le reste.

Car les jardins se devaient d’être propres, c’est-à-dire sans mauvaises herbes, avec des rangs bien alignés au cordeau tiré entre les deux « diguets » enfoncés dans la terre aux deux extrémités. L’honneur du jardinier était en jeu. Celui d’offrir aux regards l’ordre et la beauté des planches de légumes, comme des tableaux sans signature qui changeaient au fil des saisons.

Le jardin de mon père était le premier à droite en montant le raidillon, notre voisin cultivait celui d’à côté. Je me souviens des sachets de graines vides plantés au bout des « rions » (rayons) où figuraient des noms mystérieux : radis de tous les mois, laitue grosse blonde paresseuse, oignon paille des vertus. Je me souviens des « carpleuses » (petites chenilles) cachées dans les feuilles de chou où la pluie laissait longtemps des perles.

À l’entrée du jardin, il y avait des groseilles rouges, qu’on appelait des « gardes », et des groseilles à maquereau, vertes et duveteuses. Non loin, un fumier recueillait les détritus et le seau de nuit, quelque fois répandu directement dans la terre retournée du dernier rang.

Mon père « faisait » les carottes et les poireaux, le chou-navet, l’échalote, l’ail, la ciboule et le persil, l’oseille, le radis noir, les haricots à rames, mange-tout, à écosser – qui sécheraient tout l’hiver suspendus dans le grenier –, les pois gourmands, les pommes de terre, qu’on dégustait, nouvelles, avec du beurre, les fraises dont je guettais en juin sous les feuilles le rougissement. Il « ne faisait pas » la tomate, l’asperge, l’épinard, le concombre, l’artichaut, qui, affirmait-il, ne « viennent pas par ici ».

L’été, j’entendais le bruit mat et régulier de son louchet aplatissant la terre.

Aujourd’hui, les jardins ont disparu, à leur place il y a un lotissement. Les grands hêtres sont coupés. Mais depuis la fenêtre de la mémoire où je me tiens je vois la longue avenue verte de la Pépinière avec, au fond, le soleil rouge de l’automne se couchant du côté de l’hospice d’où retentissait, à six heures et demie du soir, la cloche de l’Angélus.

This text is published for the first time here with Annie Ernaux’s kind permission.