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Cordialement, un inconnu

Quand nous sommes jeunes, on nous enseigne à ne pas parler aux inconnus. Avec les années, peu de choses ont changé ; je ne réponds jamais au téléphone quand un numéro inconnu m’appelle. Je m’attends à ce que soit du télémarketing, ou quelqu’un qui se trompe de numéro. Je ne les rappelle même pas. C’est pareil avec les e-mails. Quand un inconnu m’envoie un e-mail, j’imagine que c’est de l’hameçonnage ou de l’escroquerie. En fait, nos comptes mail sont programmés pour qu’ils envoient ces types de mails automatiquement au dossier « courrier indésirable ».

Mais il y a quelques années, un e-mail a échappé à ce destin. Ce fut un mail qui s’est révélé beaucoup plus important que ce à quoi l’expéditeur aurait pu s’attendre. Un e-mail qui a formé une belle histoire et a pu connecter le passé et le présent.

Il y a des moments où quelqu’un te parle et les mots entrent par une oreille et en sortent par l’autre. Cela est le début de cette histoire pour moi. Nous sommes en août 2017. J’allais partir en vacances avec mes parents après avoir reçu mon diplôme de l’université. Après une année intense, j’étais prête à ne rien faire d’autre que dormir sur une plage et lire le tas de livres que j’avais amassés au cours de l’année, mais pendant laquelle je n’avais pas eu le temps d’en ouvrir ne serait-ce qu’un seul. Alors nous faisions nos valises, mon père a commencé à me raconter une histoire de mail qu’il avait reçu. Mais mon père n’est pas du type à faire court. Donc je lui ai demandé de m’envoyer ce message si impressionnant et que je le lirai lorsque j’aurais l’esprit plus détenu. 

Quelques jours plus tard, les vacances ont bien commencé. Sauf que je partage une chambre avec mes parents, comme si j’avais 3 ans et pas 23. Mais ce n’est pas grave hormis qu’ils prennent un temps fou pour faire les choses. Un soir, je les attends pendant qu’ils se préparaient pour sortir dîner. J’étais assise sur mon lit de camp, prête depuis une demie heure. C’est alors que je décidais de lire cet e-mail dont mon père m’avait tant parlé.

Intéressant d’apprendre que l’expéditeur, écrivain et traducteur qui n’habite pas très loin de chez mes parents, vient de lire un livre français où l’écrivain avait passé du temps à Londres en tant que jeune fille au pair avec la famille Portner à Kenver Avenue. Il écrit qu’elle mentionne les deux fils, Brian (12 ans) et Jonathan (8 ans). Charmant d’apprendre qu’il a envoyé ce mail pour la seule raison de signaler à mon père que ce texte existe.

Alors que ma mère est occupée à sécher ses cheveux et mon père à se raser, je fais des petits commentaires au long de ma lecture. Et puis j’arrive à la phrase la plus importante du mail, dans laquelle cet étranger si aimable révèle le nom de l’auteur : Annie Duchesne de son nom de jeune fille, aujourd’hui connue sous le nom de Annie Ernaux.

« QUOI ?! JE CONNAIS CETTE FEMME ! » m’écrié-je, tout excitée. Arrêt immédiat du sèche-cheveux et du rasoir. Surpris, mes parents me demandent une explication. Je leur explique que, OK, je ne la connais personnellement mais que j’avais étudié ses livres à l’université et qu’elle était une de mes écrivains français préférés. De fait, j’avais même écrit un texte inspiré par un de ses livres.

Nous n’arrivions pas à le croire : il y a environ 60 ans, Annie Ernaux s’installait chez mes grands-parents pour être jeune fille au pair pour mon père et mon oncle. Presque 60 ans plus tard, moi, étudiante en lettres en Écosse, étudie les livres de cette femme grâce à mon professeur de l’université, Elise Hugueny-Léger. Il se trouvait même qu’Elise avait lu ce livre qui mentionne ma famille et notre nom de famille sans avoir fait le rapprochement. Il eut fallu que ce soit inconnu qui nous informa de son existence, par pur altruisme.

Se crée une chaîne d’e-mail dans laquelle nous détaillons la suite des événements à Elise, qui en informe Annie. Et puis je reçois un mail d’Annie elle-même. C’est à ce moment-là que la boucle est bouclée ; le passé et le présent sont reconnectés. Annie nous écrit en français, et mon père ne connaît que quelques mots (bonjour, merci, l’addition s’il vous plaît), donc je traduis les e-mails pour lui. Nous scindons nos e-mails en deux pour pouvoir communiquer nos messages personnels : moi, admiratrice de l’œuvre d’Annie, voulant évoquer l’écho que ses livres ont rencontré en moi ; mon père, à la recherche de plus de souvenirs de ses parents maintenant décédés. C’est alors que commence un bel échange de souvenirs et petites histoires entre eux. Moi, je suis la médiatrice, comme Annie m’appelle. La médiatrice décide qu’il est grand temps de vraiment unir le passé et le présent. Nous demandons donc à Annie si elle accepterait de nous rencontrer à Paris. Heureusement, elle répondit oui.

Dix mois après la réception de l’e-mail de cet inconnu, nous voici, mon père et moi à Paris. C’est une belle journée et nous arrivons tôt au café. Il y a une femme assise à la terrasse et mon père demande si c’est Annie, mais je sais que ce n’est pas elle. Tout à coup, une autre femme apparaît et marche directement vers nous. C’est sans doute Annie. Nous nous prenons l’un et l’autre dans les bras et rions. Puis nous nous dirigeons à l’intérieur pour pouvoir parler à l’abri du bruit de la rue.

Credit: Hannah Portner

C’est un rendez-vous inoubliable. Annie a une mémoire incroyable ; presque 60 ans plus tard, elle se rappelle toujours la disposition des meubles dans la maison de mes grands-parents, les noms de divers membres de ma famille et d’une foule de petits détails. Cela fait ressurgir des souvenirs de la part de mon père, qui était tout petit à l’époque. C’est émouvant pour nous tous, mais c’est également incroyable que de nous voir réunis : Annie et mon père après tant d’années, et Annie et moi après quelques années d’admiration de ma part pour ses livres. Lorsqu’il est temps de nous dire au revoir, nous nous promettons de nous revoir la prochaine fois à Londres, un retour à la source de cette histoire.

Quand j’ai demandé quelques jours de congé à mon patron au travail, il m’a répondu que je devrais aller à Paris avec un petit-ami plutôt qu’avec mon père. Mais ce voyage fut beaucoup plus qu’un séjour à Paris. Ce fut non seulement l’occasion de faire un voyage dans le temps, mais aussi de créer un pont entre le passé et le présent. Et tout cela grâce au mail d’un inconnu.

 

Texte inédit d’Hannah Portner. Mise en ligne: le 11 avril 2019.