Sur la plage d’une île, dans l’archipel de Kerkennah, au large de Sfax, une petite fille d’environ trois ans a été découverte, le 24 décembre dernier. Morte noyée. Elle portait un blouson rose et un collant.
À la différence du petit Alan, ce petit syrien du même âge, gisant lui aussi sur une plage de Turquie en septembre 2015, en tee-shirt rouge et bermuda bleu, dont la photo a fait le tour de la planète et suscité une immense émotion, la petite fille de Sfax, elle, est restée anonyme, comme nombre de ceux, enfants adultes, familles entières, qui fuient. Personne n’a parlé d’elle dans la presse française avant cet article, paru en février dernier sur le site d’un journal en ligne et dû à Nejna Brahim, reporter. Je ne sais pas si les journaux italiens, d’Europe en général, ont relaté cette découverte. Les journaux tunisiens, sans doute pas, tant il est devenu habituel aux pêcheurs de ramener des corps sans vie dans leurs filets. D’ailleurs, la garde nationale ne se déplace même plus quand les migrants noyés sont noirs. La petite fille de Sfax, qui était noire, trouvée noyée sur une plage, ce n’est même plus un fait divers dans les journaux, alors qu’un chat écrasé par un tgv en gare de Montparnasse à Paris le 23 janvier dernier a occupé longuement les colonnes du Figaro. Seule la mort collective de migrants est encore notifiée par les médias – mais jusques à quand ? – dans l’indifférence générale.
Quand on m’a demandé de parler des territoires de liberté, j’ai pensé à la petite fille de Sfax. À ce principe de liberté inscrit dans plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme et, en France, au fronton des bâtiments publics, principe qui s’arrête aux frontières. Pas pour tous et pas pour tout. Parce que, les marchandises, elles, circulent allègrement d’un continent à l’autre, la liberté c’est, semble-t-il, d’abord celles des choses et de l’argent. Les êtres humains n’ont pas cette chance surtout quand ils sont pauvres et noirs en plus, car il existe une prévalence inavouée mais effective des races. Les Africains subsahariens traités pendant des siècles comme une marchandise, n’ont même plus ce statut sur leur radeau en perdition : les cargos de commerce ne se détournent pas de leur route pour les sauver. L’Europe est devenue une forteresse et l’île de Lampedusa, à sa porte, un immense camp de rétention, dans le silence des autres nations.
L’inhumanité commence avec le silence. Nous sommes à l’heure actuelle en danger collectif d’inhumanité en Europe. Les populations sont de plus en plus environnées d’une gigantesque ombre informe, agitée par de nombreux partis, comme une promesse de futur pouvoir, et qui a tout pénétré. Elle se résume à un mot : Immigration. Est-il temps, avant qu’il soit trop tard, de se rendre compte que cette ombre n’existe pas ? Avant que les polices arrêtent des immigrés – ah mais elles le font déjà ! – avant alors qu’elles arrêtent ceux qui leur portent secours ? De tout temps il y a eu des migrations économiques et intellectuelles. Les Normands, dont je suis issue, sont venus jusqu’ici, en Sicile. Aujourd’hui, un quart de la population française est immigrée ou d’origine immigrée. Loin de constituer un appauvrissement du pays d’accueil, les hommes et les femmes, ensuite les enfants, participent à la création de richesses. Les associations et les bénévoles qui s’efforcent de venir en aide aux migrants savent que ceux-ci ont acquis une force intérieure et une vision de l’humanité dont les pays européens auraient tort de se passer.
L’été 2016, à l’occasion de la célébration du Manifeste de Ventotene, lequel est considéré comme le fondement du fédéralisme européen, un journal italien m’avait proposé d’écrire quelque chose. Comme aujourd’hui, je n’avais pu faire autrement qu’évoquer la disparition dans la Méditerranée de centaines de migrants. Mais, également une statistique : depuis le début de cette année-là, 68 femmes étaient mortes en France tuées par leur compagnon, sans faire aucunement la une des journaux, juste un fait divers. Entre les deux il y avait en commun l’indifférence à ces faits, il y avait le silence qui signifie, sinon la normalité, du moins l’habituation à des situations intolérables.
Sept ans après, je ferai un constat différent. Les femmes ont brisé le silence. Si je cherche aujourd’hui des territoires de liberté, c’est dans la parole des femmes que je les situe. Une parole qui s’est élevée dans le monde entier, comme jamais dans l’Histoire, contre la violence sexuelle masculine mais aussi les formes de domination politique et religieuse. L’injuste a été dénoncé comme intolérable. En Iran, sous la dictature des mollahs, trois mots ont fleuri, FEMME VIE LIBERTE, et des hommes ont rejoint les femmes dans une lutte dont la répression par le pouvoir ne signifie pas la fin. Car cette nouvelle révolution féministe est vouée à gagner, par les réseaux sociaux, l’ensemble des pays et à mettre en question les fondements patriarcaux de cette société faite, comme l’écrivait Simone de Beauvoir il y a 70 ans, par les hommes et pour les hommes. Et, c’est urgent, à inventer un monde où les petites filles et les petits garçons, ne meurent plus au large de Sfax.
Texte rédigé à l’occasion de la participation d’Annie Ernaux au festival littéraire de Taobuk, en Sicile (juin 2023). Le festival avait pour thème ‘La liberté’. Publié avec l’aimable permission d’Annie Ernaux. Mise en ligne: le 27 juin 2023.