En 1960, Annie Ernaux a passé plusieurs mois comme fille au pair à Finchley, dans la banlieue de Londres. Dans la ‘maison des Portner’, elle s’occupe de deux garçons, Jonathan et Brian. C’est là-bas qu’elle écrit la phrase de son premier roman, qui ne sera jamais publié. Une double page est consacrée à cette période dans le photo-journal d’Écrire la vie, avec quelques vignettes issues du journal intime d’Annie Ernaux :
‘L’Angleterre, Londres anesthésiant et doux, eaux éternellement couleur d’étang, maison des Portner, feutrée. Si j’ai eu vingt ans là-bas, je ne m’en suis jamais vraiment aperçue.’ (Mai 1970)
‘Londres. Je suis retournée hier Kenver Avenue. Le métro d’abord, à Tottenham Court Road, les banquettes toujours en tissu, mais tout est sale et dégradé. Je me suis arrêtée à East Finchley : le point sur la High Road, que j’avais oublié. J’ai pris le bus, demandant comme autrefois l’arrêt pour Granville Road. Mais le conducteur ne sait pas ce que c’est. Il s’y arrêtera cependant. Je vois, à droite, la Swimming Pool, oubliée aussi. La maison des Portner a été transformée, rendue apparemment plus pratique : l’entrée est une cuisine. Quelque chose comme un « déclassement » de la maison, de la rue aussi, qui m’apparait moins résidentielle et moins chic qu’alors (je venais d’Yvetot, ne pas oublier). La blancheur, cependant, l’uniformité, l’ennui : quelle horreur cela devait être, sans nom, d’être là. Ensuite, l’église : Christchurch, bien identique, elle, avec le banc devant. Ensuite, sauf le Woolworth, aucun magasin reconnaissable. Plus de cinéma, de tobacconist (il s’appelait Rabbit), ni le petit café où se rassemblaient les jeunes de 1960 autour du juke-box, et cette femme à lunettes qui lavait les tasses dans le bruit et les exclamations. Elle ne demeure que dans mon livre de 62-32, non publié. A part la forme de la rue, la High Road, un pub devenu grill, tout était différent, les magasins surtout. Ils sont la partie la plus instable, la forme la plus sensible aux changements (l’économie, donc, prime tout). J’ai pris le métro du retour à Woodside Park, me demandant, dans cette rue si peu changée, elle, si c’était dans le parc voisin que j’avais commencé d’écrire en août 60 : « Les chevaux dansaient au bord de la mer. » La suite, c’était une fille qui se relevait d’un lit où elle était avec un type (toujours la même histoire, la seule). Ces cheveux ralentis, englués dans leur danse, exprimaient la sensation de lourdeur après l’amour. Comme je me souviens bien.
Tous les participants du colloque se sont jetés dans les musées, et moi à North Finchley, dans ma vie passée. Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir.’ (Janvier 1989)
Dans Mémoire de fille, paru en 2016, elle revient sur cette période, se détachant, grâce à la troisième personne, de la jeune femme qu’elle était alors :
‘la fille de 1960 a dû se sentir plongée dans un univers luxueux. Un living-room aux lourdes tentures avec deux canapés moelleux face à face, un gros poste de télévision, des tables basses, un meuble-bar. Une cuisine équipée d’appareils qu’elle n’a jamais vus en dehors des vitrines d’electro-ménager, cuisinière electrique, frigidaire, machine à laver, grille-pain, mixer – a-t-elle pensé au film de Tati, Mon oncle, vu l’année d’avant et qui ne l’avait pas fait rire ? – une salle de bains rutilants, un W-C rose, un téléphone ivoire sur un guéridon sculpté à l’entrée. S’allonger pour la première fois de sa vie dans une baignoire lui redonne la jouissance perdue du présent. Et de bouger, respirer, manger et dormir dans ce décor, d’acquérir l’usage naturel d’objets nouveaux, la fait se soumettre sans protester à tout ce qui lui déplait fortement dans son travail –
tous les matins : lavage de la vaisselle, du sol de la cuisine et du morning-room, récurage à l’Ajax de la salle de bains et des W-C, passage de l’aspirateur dans toutes les pièces (sauf l’escalier à épousseter avec une balayette et une pelle)
toutes les semaines : cirage du seuil de la porte d’entrée, nettoyage des cuivres, repassage.
Cette mémoire-là aussi est implacable.’
À la parution de Mémoire de fille, un traducteur habitant Finchley reconnait son code postal, London N12, en lisant le livre. Après quelques recherches, il retrouve la famille Portner – Jonathan habite toujours dans le quartier. Sa fille, Hannah, fait des études de français et d’espagnol à l’Université de St Andrews. Elle a lu plusieurs livres d’Annie Ernaux, elle a même écrit un texte inspiré par Journal du dehors.
Des échanges ont lieu, et en 2018, des retrouvailles, à Paris.
Annie, et Hannah, ont bien voulu nous livrer chacune un texte sur cette rencontre, presque inespérée, entre la littérature et la vie: ‘21 Kenver avenue‘ et ‘Cordialement, un inconnu‘. Nous les en remercions chaleureusement.